Mémoire

Mémoire

Fiche : L'Histoire
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« Mémoire heureuse » ou « mémoire malheureuse », elle existe surtout pour ce qui nous frappe, comme le rappelle Magritte en 1942, dans son tableau. Représentation du passé, la mémoire appréhende l’histoire à la manière de chacun, créant ainsi des repères au sein d’une société ou d’un groupe.

Collective ou individuelle, la mémoire constitue une représentation des évènements passés, construits par de multiples souvenirs. Commémorations de certains faits et oubli d’autres, la scission entre ces deux modes de pensée montrent les divergences dans la manière de voir son passé.

Vertu de l’oubli ou culte de la mémoire ? Mieux vaut se souvenir de ce qu’on a détesté pour retenir les leçons du passé ou oublier les évènements heureux aussi bien que le reste ? Si l’oubli constitue une porte de sortie idéale dans certains cas, le souvenir semble constituer une nécessité pour nombre de populations.

Faut-il oublier ?

Phénomène naturel pour Nietzsche, l’oubli s’oppose à la mémoire qui n’est qu’un artifice, et fait devenir objet de contemplation tout ce qui touche au passé. Les divers musées font acte de sépulture des évènements passés, et manifestent la modernité d’un monde qui regarde derrière en pensant au présent. Ce « gout pour l’avenir », pour reprendre la formule de Max Weber, privilégie l’oubli plutôt que la mémoire.

Alors qu’en 403 les Athéniens sont sommés d’oublier les maux du passé, notamment en ne poursuivant pas les auteurs de ces actes, d’autres luttent pour qu’on reconnaisse la mémoire de leurs ancêtres.

Se souvenir des moments qui ont crée l’histoire est aisé lorsqu’ils constituent un fondement de la société, et surtout lorsqu’ils sont honorables. En revanche, la « mémoire malheureuse » qu’évoque Paul Ricœur repose plutôt sur un « passé qui ne passe pas » (H. Rousso), perçu comme un acte de sépulture pour ceux qui restent.

De la Terreur à Vichy, la France s’embarrasse de certains évènements de son histoire, essayant de limiter ce retour vers le passé. La France coloniale, notamment menée par Jules Ferry, qui considère que les peuples civilisés ont un devoir à l’égard de ces hommes autrefois esclaves, a pu être perçu par Jacques Chirac comme positive. Affirmant le « rôle positif » de la colonisation, les diverses critiques ont permis de remuer ce lourd passé de la France républicaine. On comprend alors les changements d’opinion des hommes sur le même évènement. Alors qu’après la seconde guerre mondiale, la majorité des gens estimaient que les soviétiques avaient été les libérateurs, les américains sont désormais considérés comme tels.

Oublier peut constituer un rempart à une mémoire malheureuse, une façon de surmonter certaines épreuves. L’écriture de Primo Lévi au travers de Si c’est un homme et son suicide montrent les dangers d’un souvenir violent, qu’on ne peut surmonter. C’est en ce sens que Jorge Semprun affirme que l’oubli lui a permis de surmonter l’expérience concentrationnaire.

Néanmoins, l’oubli peut avoir des vertus. Philippe Joutard indique ainsi que si les individus oublient, c’est qu’ils ont des bonnes raisons de le faire. Lorsque le Japon balaie d’un coup son alliance à l’Axe après la seconde guerre mondiale, se transformant ainsi en « laboratoire du monde pour observer le passage d’un peuple du militarisme à la démocratie » selon les termes de Mac Arthur.

L’oubli constituerait donc une porte de sortie, vers laquelle certains se lancent pour oublier un passé trop lourd. Mais le refoulement au sens freudien du terme ne constitue pas toujours une bonne réponse à ce passé.

Se souvenir

Si l’oubli dispose de certaines vertus non négligeables, l’on peut considérer que l’oubli de certains évènements fait oublier certains hommes. Pour Todorov, oublier revient à trahir les morts, à les tuer une seconde fois. Il devient alors nécessaire de se souvenir, en tâchant de retenir les leçons du passé de façon positive car « il y a mieux à faire que de se souvenir dans le deuil » (Grosser).

Se souvenir de certains évènements permet de prendre acte de ceux-ci, afin de mettre en mouvement la mémoire collective, ciment de la mémoire individuelle selon Joël Candau. La mémoire peut selon Todorov permettre de dénoncer certains faits de l’histoire, et notamment ceux de l’URSS. Face à cette mémoire collective soviétique s’est également constituée une mémoire « transnationale », qui se souvient de la lutte du bloc occidental lors de la guerre froide (Robert Frank).

La mémoire autorise certains exclus, certaines minorités, à une part de reconnaissance. Lorsque Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit évoque la lutte de deux personnes désireuses d’imposer leur point de vue à l’autre, il affiche cette « lutte pour la reconnaissance » (Axel Hanneth). Les juifs, ou encore les arméniens, tous deux victimes d’un génocide, souhaitent aujourd’hui revenir sur leur passé. Cela reviendrait à leur conférer un statut de victime, leur permettant ainsi d’obtenir un privilège moral et politique selon Todorov et de ressentir l’appartenance à un groupe ou à un pays.

Mais à sa source étant une histoire, emplie de politique et parfois de manipulation, la mémoire peut varier selon les envies des dirigeants. C’est ce qu’appelle P. Nora la « mémoire manipulée », évoquant ainsi les difficultés d’un souvenir objectif sur les évènements passés.

On évoque souvent la mémoire comme un devoir fondateur pour nos sociétés. Le devoir de mémoire est devenu une nécessité pour certaines civilisations, et essentiellement les peuples occidentaux. Mais ce devoir de mémoire peut être perçu comme une obligation, et une vision figée des évènements passés. C’est afin d’éviter ces dérives que Paul Ricœur propose d’utiliser la notion de « travail de mémoire », afin de ne pas figer dans le malheur certains populations heurtées par un passé trop lourd à supporter.

Source de satisfaction ou de honte, la mémoire peut également constituer un danger. Il arrive en effet souvent que l’on compare les faits entre eux, afin de relativiser une situation actuelle, ou simplement pour minimiser certaines erreurs. Certaines dérives peuvent alors apparaitre facilement dans un cadre politique ; ainsi, certains ont pu considérer que les chambres à gaz n’étaient qu’un « point de détail » au regard des massacres de la seconde guerre mondiale. Aussi, se souvenir à outrance, notamment par le biais de lois mémorielles à répétition, peut limiter le regard d’une société sur sa condition actuelle, par simple détournement de la pensée ou par simple relativisme. Todorov met ainsi en garde la mémoire, en ce qu’elle détourne des problèmes actuels.

Si se souvenir comporte bien certains risques, utiliser les erreurs du passé peut néanmoins permettre d’éviter de les reproduire dans le futur. Cela ne conduit pourtant pas à éviter les hommes de continuer à faire des erreurs, ceux-ci n’ayant pas de recul sur leur vision actuelle des choses. Ainsi, la vision de la colonisation à l’époque de Jules Ferry n’était pas si noire, et les visions actuelles des évènements présents ne sont pas perçues avec le recul nécessaire à une bonne conception des choses.