Au début du 18e siècle encore, la consultation médicale était
une conversation: "le patient racontait, s’attendant à une écoute
privilégiée de la part du médecin ; il savait encore parler de ce
qu’il ressentait" https://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/2855
. Cela avait une fonction thérapeutique. Puis, l’auscultation a
remplacé l’écoute. Ainsi est née une médecine basée sur
l'observation en tant qu'auscultation des symptômes; l'invention du
stéthoscope par Laënnec a initié l'emprise croissante de la
technique sur le diagnostic originellement fondé sur la parole.

Mais longtemps encore, le médecin a conservé son rôle
traditionnel. Au 19e et 20e siècles, le médecin libéral d'avant la
Sécurité sociale vivait souvent de façon précaire. Les médecins de
campagne tiraient souvent leurs ressources de biens fonciers, de
rentes ou d'héritage car ils étaient payés en nature (poulets,
oeufs, etc.). Considérés malgré tout comme des notables, on les
soutenait afin qu'ils puissent tenir leur rang. Car le médecin
jouait un rôle social important.
Les plus pauvres
n'allaient pas chez le médecin, qui ne venait que dans des cas
graves. Il n'était donc pas le confident de la famille,
contrairement à ce que l'on rencontrait dans la bourgeoisie.
Avant la Seconde Guerre mondiale en effet, le médecin de famille
demeurait encore le médecin des âmes et son rôle avait une
dimension affective et sociale. Le médecin était celui d'une
famille entière, non celui d'un malade. En se rendant chez le
patient, il connaissait en effet non seulement son lieu de vie, son
univers domestique, ses sentiments et ses secrets, mais aussi la
situation de la famille, ses ambitions, ses déceptions, ses goûts
et ses soucis. Il participe ainsi à l'intimité familiale et suit la
famille de génération en génération.
Dans ce contexte, le malade était plutôt patient que client. Une
fois par an seulement en effet, le médecin présentait ses
honoraires (mot signifiant ce qui "dénie l'aspect financier et
commercial de la tractation"); et dans certaines régions, le
médecin ne touchait son dû qu'après la mort du patient.
A l'inverse, le médecin spécialiste, lorsqu'il
apparaît, est perçu comme un commerçant car il exige d'être payé
immédiatement. Il est face à un individu, non à une famille, ce qui
fait dire à certains que "c'est une rencontre à partir de rien, si
ce n'est la parole du malade sur son symptôme F. Muel-Dreyfus, cité dans Histoire de la vie
privée, Tome 5, p. 326"
En outre, le médecin d'alors pratiquait une médecine touchant à
diverses disciplines. Des années 1930 à 1960, le médecin conservait
en effet une approche globale de sa discipline, traitant des cas
graves comme le cancer autant que des maladies bénignes. Pour cela,
il utilisait toutes les technologies disponibles à l'époque et se
rendaient ponctuellement à l'hôpital pour soigner leurs
patients.
Ces pratiques vont rapidement se voir bouleversées,
essentiellement après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'est créée
la Sécurité sociale en 1945. Mais dès les années 1920, les
spécialistes vont se multiplier et les méthodes vont se
techniciser, ce qui va conduire à un recours croissant au
laboratoire et à l'hospitalisation tandis que l'industrie
pharmaceutique se développe. Dans le même temps, différentes
protections sociales vont se normaliser. Mais la Sécurité sociale
va, au fil des décennies, être critiquée pour la nature sans
limites des soins remboursés mais aussi pour la
suradministration.

C'est une période durant laquelle la figure du médecin va se
voir transformée: du médecin qui écoute la plainte, il va devenir
celui qui attribue une pathologie. Ce bouleversement va s'épanouir
après 1945, lorsque la technique va permettre dès les années 1970
d'effectuer de multiples examens (radiographies, tomographies,
échographie, etc.).
Cette technicisation de la médecine va faire les beaux jours des
spécialistes et ouvrir la voie à la création du secteur hospitalier
moderne, par la loi hospitalière de 1958, ou loi Debré. Ainsi était
désormais séparée la médecine hospitalière de l'exercice libéral.
De même, étaient alors crées les centres hospitaliers
universitaires (CHU) et le plein temps hospitalier. L'hôpital
devenait ainsi un lieu de soins et de technologie avancée tandis
que la médecine de ville récupérait les pathologies les plus
courantes. Mais ces soins quotidiens vont aussi peu à peu faire
l'objet d'une médecine industrielle et normalisée. Progressivement
en effet, le médecin libéral va rompre avec sa liberté pour
appliquer des protocoles de soin mis au point par des experts ; les
médecins généralistes seront exclus du processus d'élaboration des
références médicales qu'ils devront appliquer. Ainsi, il appliquera
les règles définies par d'autres et ne bénéficiera plus d'une
réelle liberté de prescription autrefois très vivace et qui n'était
limitée que par la déontologie. Ses choix thérapeutiques seront
restreints et il se soumettra à une stricte évaluation de ses
pratiques. Il normalisera ainsi sa façon de soigner, devenant ce
que d'aucuns appellent un "médecin ingénieur".
"Les études de médecine, d'ici à quelques
années, pourraient n'être que l'apprentissage des grands
référentiels de soins: puisque la pratique fait l'objet de
protocoles, enseignons les protocoles à la faculté! L'enseignement
médical pourrait ainsi ressembler à l'apprentissage d'une suite de
protocoles: identification du cadre, sélection du bon protocole,
évaluation..." Les Habits neufs
d'Hippocrate, Claude Le Pen, Calmann-Lévy, 1999, p34
Le médecin devient en effet un technicien plutôt qu'un savant et
son art devient une technique: c'est en fonction du bon respect des
protocoles que sa pratique médicale sera évaluée. Le nouveau
médecin est donc "rationnel, normalisé, quantifié, évalué"
Les Habits neufs d'Hippocrate,
Claude Le Pen, Calmann-Lévy, 1999, p63; les médecins plus
jeunes, formés à ces nouvelles logiques, adhéreront rapidement à
ces pratiques, quand les autres verront ces changements comme une
atteinte à leur liberté, une simplification du rapport
médecin-malade et une remise en cause des valeurs éthiques et
humanistes.
Au-delà de sa propre évaluation, il conviendra désormais de
quantifier davantage pour mieux évaluer. Par exemple, la douleur
physique sera notée pour être facilement évaluée, tout comme la
qualité de vie. De nouvelles manières d'exercer la médecine vont
ainsi se faire jour afin que les malades soient plus efficacement
traités. C'est dans cet objectif que l'Europe et la France vont
adopter l' Evidence based medecine (EBM), ou "médecine
fondée sur les preuves". Ce modèle anglo-saxon promeut la méthode
expérimentale et la culture du résultat pour traiter les
patients.

Cela va transformer la pratique médicale en mettant fin de la
médecine fondée sur l'expérience, la tradition, l'intuition,
l'induction car non considérée comme scientifique. Le soin
deviendra plus froid, plus technicien et évaluateur. En outre, cela
comportera un risque de dérive de la science vers le scientisme en
établissant des règles rigides établies arbitrairement.
Parmi les nouveaux outils, le DSM crée en
psychiatrie une nomenclature des troubles mentaux. Originaire des
Etats-Unis, le DSM a été jugé comme une simplification de la
réalité et comme un outil d'impérialisme culturel au profit des
intérêts de l'industrie pharmaceutique qui a soutenu ce projet de
nomenclature.
Parallèlement, l'Etat va accroître son pouvoir sur le système de
santé. Exerçant une contrainte budgétaire croissante depuis les
années 1980, il applique au secteur médical la nouvelle doctrine de
gestion en vigueur, le New Public Management. Si déjà par la
loi hospitalière du 31 décembre 1970 (« loi Boulin »), l’État
pouvait investir massivement le champ hospitalier, ce n'est que
dans les années 1990 qu'il va véritablement intervenir. On va alors
tenter d'unifier la coordination du système sanitaire et social
avec la création des Agences Régionales d’Hospitalisation,
destinées à coordonner l’action publique en matière
d’hospitalisation privée et publique. Cette tentative ne se
concrétisera réellement qu’en 2009 avec la création des Agences
régionales de santé (ARS), qui prendront le contrôle d’une partie
de l’administration de la Sécurité sociale et d'organismes
notamment dédiés à la limitation des dépenses de santé.
En 1918 déjà, l'Etat intervenait dans la vie
privée en imposant la déclaration des cas détectés de tuberculose,
en multipliant les dispensaires ou encore en formant des
"monitrices d'hygiène. Ce contrôle social exercé sur le malade
avait alors été favorisé par l'urbanisation. Cela a conduit à
réduire la tuberculose, mais aussi d'autres maladies comme la
rougeole.
La volonté de réduire ces dépenses a également conduit à mettre
en place une organisation efficiente au sein de l'hôpital afin de
réduire les coûts. Inspiré par l’industrie automobile (entreprise
Toyota dans les années 1950, puis reprise par l’industrie
automobile américaine), le "lean management" ("lean" signifie
"mincir, dégraisser") a étendu son influence sur l'hôpital des
années 2000. Ainsi, le secteur hospitalier entendait atteindre des
objectifs similaires : améliorer la qualité tout en réduisant les
coûts par la lutte contre le gaspillage et la diminution des stocks
https://www.francetvinfo.fr/sante/hopital/enquete-franceinfo-manque-de-moyens-personnel-deborde-les-hopitaux-au-bord-de-la-crise-de-nerfs_2726507.html
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https://www.francetvinfo.fr/sante/hopital/enquete-franceinfo-manque-de-moyens-personnel-deborde-les-hopitaux-au-bord-de-la-crise-de-nerfs_2726507.html.
Dès lors, chaque compresse utilisée pour un patient sera comptée et
le temps passé avec un malade, chronométré afin que le nombre
d'actes effectués soit rationalisé.

A cela s'est ajouté une modification du mode de financement de
la santé : d'une enveloppe globale répartie équitablement chaque
année entre les hôpitaux, ce moyen de financement a été remplacé à
partir de 2004 par la tarification à l’activité, la T2A. Désormais,
chaque acte médical a un tarif et l'hôpital n'est plus rémunéré de
manière globale, mais en fonction de son activité. Aussi l'hôpital
a-t-il eu intérêt à soigner de plus en plus de malades.
Cette course à la multiplication des actes médicaux et à une
plus grande productivité a bouleversé les soins. Les conditions de
travail des soignants mais aussi la qualité du soin ont été
dégradées. Ainsi, si l'objectif de ces multiples réformes était
d'atteindre une meilleure productivité et d'une plus grande
qualité, cela a plutôt conduit les hôpitaux à travailler à flux
tendu. Les soignants ont été débordés, contraints de travailler
dans des conditions de plus en plus dégradées en raison du manque
de moyens, de matériel adapté et de personnel
https://www.francetvinfo.fr/sante/hopital/enquete-franceinfo-manque-de-moyens-personnel-deborde-les-hopitaux-au-bord-de-la-crise-de-nerfs_2726507.html.
En outre, la France a fait face ces dernières décennies à de
nombreuses fermetures de lits (100 000 lits fermés en 20 ans
https://www.lagazettedescommunes.com/764163/hopitaux-discretement-les-fermetures-de-services-se-poursuivent/
et
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/peut-on-encore-se-vanter-d-avoir-le-meilleur-systeme-de-sante-au-monde-20211102,
de services, de maternités, voire de petits hôpitaux. La population
s'est ainsi retrouvée de plus en plus éloignés des centres de soin.
L'accès au soin est donc devenu très inégal selon les territoires
(ex : surdensité de médecins dans certaines régions touristiques).
De plus, la part des dépenses de soin remboursée par l’Assurance
maladie s’étant réduite (hors affections de longue durée),
l'ensemble de ces évolutions ont conduit un nombre croissant de
Français à renoncer aux soins (ex : les jeunes).
Ce phénomène s'est accentué par le développement d’un marché
assurantiel autant que celui des industries pharmaceutiques,
amenant à dérive de l’accès aux soins en fonction des moyens et non
des besoins.

Le pouvoir accru des industries
pharmaceutiques a conduit à inventer des maladies pour vendre
davantage de médicaments. "Les stratégies marketing des plus
grosses firmes pharmaceutiques ciblent dorénavant les bien-portants
de manière agressive.", et "des problèmes mineurs sont dépeints
comme autant d’affections graves"
https://www.monde-diplomatique.fr/2006/05/CASSELS/13454
"L’industrie pharmaceutique incite, sous couvert de science, à
transformer des difficultés normales en pathologies pour lesquelles
elle offre une solution." https://www.monde-diplomatique.fr/2018/03/POMMIER/58465
Cette évolution globale et profonde du système de santé a eu des
conséquences sur les patients. Nombreux sont ceux qui se sont
plaints d'une médecine qu'ils jugent inhumaine. Alors qu'une
médecine humaine se préoccuperait "du malade avant de se préoccuper
de la maladie", la médecine d'aujourd'hui "traite les patients
davantage comme des symptômes que comme des personnes"
https://www.psychologies.com/Bien-etre/Sante/Relation-avec-le-medecin/Interviews/La-medecine-est-devenue-inhumaine.
Les patients ne sont pas écoutés, notamment car la fin de
l'approche globale de la médecine a conduit à une spécialisation
amenant chaque médecin à s'occuper d'une maladie, sans égard pour
la personne, son histoire. Outre les cloisonnements entre les
différents acteurs de la santé (chacun ayant ses propres
financements, ses propres objectifs), le manque de temps et le
stress entravent l'écoute du patient. A cela s'ajoute la mise en
œuvre, par les médecins, de simples compétences techniques qui
écartent toute notion de psychologie, toute formation à la relation
humaine.
Malgré ce constat, le processus de rationalisation et de
quantification se poursuit: en 2019, le Health Data Hub était lancé
en France. Cette plate-forme des données de santé visait à
centraliser l'ensemble des données de santé publique françaises,
hébergées par Microsoft. Cet immense volume de données devait être
utilisée par l'intelligence artificielle (IA) pour "optimiser des
services de reconnaissance artificielle et de prédiction
personnalisée"https://theconversation.com/donnees-de-sante-larbre-stopcovid-qui-cache-la-foret-health-data-hub-138852.
L'IA accédait ainsi "à des données massives provenant des hôpitaux,
de la recherche, de la médecine de ville, des objets connectés,
etc., et à un marché massif de la santé"
https://theconversation.com/donnees-de-sante-larbre-stopcovid-qui-cache-la-foret-health-data-hub-138852.
Ainsi, des modèles IA seront plus facilement élaborés.
Bibliographie
Monconduit Mathieu, « Le système de santé français, espoirs et
réalités. À propos de la Loi santé du 17 décembre 2015 », Études,
2016/7-8 (Juillet-Août), p. 43-56. DOI : 10.3917/etu.4229.0043.
Duchesne Victor, « L’agence, le contrat, l’incitation. Les
Agences régionales de santé fer-de-lance administratif de la
politique de santé », Journal de gestion et d'économie médicales,
2018/4 (Vol. 36), p. 159-180.
Les Habits neufs d'Hippocrate, Claude Le Pen, Calmann-Lévy,
1999.
Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès
et Georges Duby, Seuil, 1987 p324, 325
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