La critique de l’absolutisme à partir de Robert Filmer
Peu connu, Robert Filmer, dans son Patriarcha, défend vivement
la monarchie absolue. Considérant que l’homme n’est pas libre par
nature, il ne peut de ce fait même choisir son gouvernement puisque
l’Etat est d’origine divine. Le pouvoir absolu du monarque ayant
été donné à Adam qui lui-même l’a transmis aux rois, ceux-ci ne
tirent finalement ce pouvoir que de Dieu. Le pouvoir est donc un
bien patrimonial transmissible qui donne tout pouvoir à celui qui
le détient.
En réaction contre cet ouvrage, Locke refuse les différentes
thèses retenues par Filmer ; s’installe alors une controverse sur
la nature du pouvoir et la liberté de l’individu. A partir de ces
considérations, Locke va pouvoir imaginer un Etat, qui à la
différence des Etats absolutistes européens, préserve les droits de
l’individu.
Afin de créer un tel Etat, Locke part de l’Etat de nature, idée
largement utilisée à l’époque où les voyages vers des univers
étrangers fascinent ; on croit en effet y trouver l’homme à l’état
sauvage, tel qu’il l’était avant que toute civilisation ne vienne
le briser.
L’état de nature chez Locke
Tout comme Hobbes, John Locke élabore sa propre conception de
l’état de nature, qu’il croit ne jamais avoir existé, l’idée étant
seulement de reposer sa théorie sur des bases. Mais cette vision
est toute différente : au contraire d’un état de guerre permanent,
l’état de nature est heureux et prospère. Si aucune organisation
formelle n’existe encore, celle simple collection d’individus
repose seulement sur la structure familiale.
A la différence de Rousseau, Locke croit en la sociabilité
naturelle des hommes, l’homme étant bien cet « animal social » dont
parlait déjà Aristote. Par sa nature-même, l’homme est
sociable.
Les hommes sont dotés de raison, et bénéficient d’une relative
liberté. Cette liberté vient de l’existence, à l’état de nature, de
lois naturelles. Ces lois doivent permettre à l’homme d’assurer sa
sureté ; elles reposent sur la volonté de conservation de soi et
d’autrui. L’homme doit ainsi se conserver (Locke refuse ainsi toute
idée du suicide) et conserver les autres. Ainsi, même en l’absence
de droit positif, artificiel, il existe des lois qui permettent à
l’état de nature d’être un état dans lequel la morale n’est pas
inexistante. Ces lois naturelles sont si importantes que les hommes
peuvent tout faire pour les conserver ; on verra qu’elles
permettent de justifier le droit de résistance à l’oppression
prônée par Locke.
L’état de nature connait la propriété. Celle-ci consiste non pas
seulement dans les biens matériels, mais également dans la liberté
et la vie. S’agissant des biens matériels, Locke considère que la
terre a été donnée en commun à tous les hommes ; malgré cela, les
hommes peuvent acquérir une part de la terre, par le travail. Le
travail effectué sur la terre permet en effet de l’arracher à la
nature ; l’homme passe ainsi à une propriété exclusive grâce à son
travail. Tant qu’il y a une abondance de terre, chacun peut
légitimement s’approprier des terres ; en revanche, cela devient
plus difficile lorsqu’il en reste peu. Ainsi, dans le prolongement
des lois naturelles, les hommes doivent laisser aux autres
suffisamment de terres nécessaires à leur conservation. L’homme ne
doit également prendre que ce qui lui est nécessaire dans la
nature, seulement dans le but de sa propre conservation. Des
limites du droit de propriété existent donc, et se fondent sur les
lois naturelles.
Dans cet état de nature, les hommes sont heureux et égaux.
Pourquoi alors les hommes souhaitent-ils en sortir ? Tout
simplement en raison de deux éléments qui troublent cet état de
bien-être :
- L’arrivée de la monnaie
La monnaie arrive progressivement à l’état de nature et corrompt
les hommes en leur permettant d’accumuler les richesses. Alors que
les biens par nature se perdaient, la monnaie, elle, peut
s’accumuler, ce qui permet in fine d’accroitre ses biens sans que
cela soit nécessaire à sa conservation. Des inégalités apparaissent
ainsi entre les hommes, ce qui conduit nécessairement à d’éventuels
conflits.
- L’absence de juge
En absence de tiers impartial, les hommes règlent eux-mêmes
leurs conflits. Afin d’assurer leur propre conservation et celle
des autres, ils peuvent recourir à tous moyens. Eux-mêmes
interprètent comme ils l’entendent la loi naturelle puis
l’appliquent pour punir ceux qui y contreviennent. Aucune entité
n’est donc présente pour dire la loi naturelle et la faire
respecter. Cela peut conduire à une guerre entre les hommes.
Ces deux éléments entrainent la nécessité pour les hommes de
créer une entité capable de résoudre les conflits liés à l’absence
de juge impartial. Mais la constitution d’une société civile ne
doit pas pour autant priver les hommes de leurs droits
naturels.
La création de la société civile
Locke reproche à l’Etat absolutiste de faire des hommes
serviles, qui préfèrent se soumettre à une autorité qu’ils
craignent seulement parce qu’elle les protège.
Le peuple délègue dont bien ses pouvoirs aux gouvernants, mais
il conserve ses droits naturels. La société civile n’est que le
moyen pour l’homme de mieux assurer la protection de ses droits
naturels. Ainsi, au droit qui va être créé par la société civile
vont venir s’ajouter les droits naturels, le droit positif n’étant
qu’un moyen de protéger ces derniers.
Un contrat social est donc créé entre les hommes et le
gouvernement. La convergence des volontés de chacun mène ainsi à la
création de la société civile ; chaque individu donnant une partie
de sa souveraineté au nouveau pouvoir. Les hommes consentent donc
librement à la constitution d’un gouvernement. Le contrat ainsi
créé se serait ainsi transmis progressivement aux générations
suivantes.
Avant Montesquieu, Locke imagine une séparation des pouvoirs
fondé sur trois fonctions :
- La fonction législative : puisque les hommes ne peuvent
s’accorder seuls sur l’interprétation de la loi naturelle, il faut
qu’une personne tierce donne une interprétation claire qui pourra
s’appliquer à tous. Ainsi créées, les lois civiles permettent de
rendre effectives les lois naturelles. Elles seront créées par un
organe spécifique.
- La fonction fédérative : elle permet d’assurer la sécurité
extérieure par l’usage de la diplomatie. l’état de nature ne
permettait pas aux hommes d’avoir un tiers impartial. La société
civile crée le juge.
- La fonction exécutrice : l’administration et la justice doivent
exécuter les lois.
Mais le pouvoir n’est pas donné aux gouvernants de façon
irréversible. Lorsque le pouvoir en place ne respecte plus les
droits naturels de l’individu, ces derniers peuvent en effet
résister.
Locke démontre dans la Lettre sur la tolérance que la religion
et avec elle, les croyances personnelles, doivent être tolérées.
Une séparation entre l’Eglise et l’Etat doit alors exister. A la
différence de la pensée hobbesienne, les valeurs et morales
personnelles doivent reposer sur une doctrine de tolérance. Si
l’Etat doit d’une part laisser les volontés religieuses humaines
exister, c’est pour éviter l’échec du gouvernement. Toutefois, il
émet des réticences à certains principes contraires à la morale en
matière de religion : il n’accepte pas l’athéisme, ni toute
religion contraire aux mœurs du pays, ni une Eglise qui sera
soumise à une autre autorité que d’ordinaire, ni celle qui
s’attribuerait certains privilèges. Locke cherche à savoir en
quelles circonstances pourra s’effacer la liberté individuelle en
fonction des institutions politiques mise en place. Ainsi, il
annonce les prémices du libéralisme politique. La propriété étant
donc un élément déjà acquis dès l’état de nature, les hommes sont
par nature propriétaires, et donc relatifs à l’économie. Donc
l’économie serait un secteur précédant l’état social. En ce sens,
le pouvoir étatique ne doit pas empiéter sur ce que les hommes
possèdent déjà, et se contenter de préserver les droits
fondamentaux des hommes, sans s’introduire dans les relations
économiques. Il n’exercera que des fonctions relatives à la vie
civile. Ce système permettra d’après lui d’accroitre les richesses
de la société. Ainsi, Locke met en place des limites au pouvoir
étatique en élaborant une séparation entre les organes. Sa théorie
donne une distinction entre les pouvoirs législatifs, fédératifs et
exécutifs qui ne disposent pas de la même importance. Si la loi
doit originairement venir du peuple, la délégation à une entité
supérieure fait du pouvoir législatif un droit suprême. Le peuple
étant la source de tout pouvoir, l’absolutisme ne peut être toléré.
Un gouvernement modéré sera le seul régime possible.
Le droit de résistance
L’autorité mise en place doit nécessairement respecter la
finalité pour laquelle les hommes l’ont constitué, c'est-à-dire la
protection des lois naturelles. Les hommes s’engagent en effet à
respecter les lois en échange de la protection de leur liberté ; la
liberté des hommes n’est donc pas totale, mais soumise à des lois,
comme il l’est déjà à l’état de nature. Ainsi, lorsque le
gouvernement ne respecte pas les lois naturelles (conservation de
soi et d’autrui), les hommes peuvent opposer leur droit de
résistance à l’oppression.
Locke amène d’après cette réflexion la notion de « trust » dans
son analyse, qui signifie que le peuple donne à l’autorité sa
confiance, son consentement, sans quoi elle ne serait pas légitime,
afin d’éviter tout despotisme. Le pouvoir ne se possède pas
réellement, il s’attribue seulement. Anti absolutiste, Locke pense
qu’aucun régime n’est jamais à l’abri d’une tyrannie. Ainsi il est
nécessaire d’imposer une résistance face au pouvoir.
Ce droit vient de l’idée d’une norme supérieure que constitue le
droit naturel des individus. Ces derniers ne peuvent laisser non
respecté leur droit de conservation. Ils vont alors résister au
gouvernement et en recréer un nouveau.
Mais le droit de résistance a fait l’objet de vives critiques
car il est susceptible d’entrainer la guerre civile, les hommes
renversant le gouvernement lorsqu’ils le souhaitent. A ces
critiques, Locke répond que les hommes préfèrent vivre
paisiblement, sans risquer de provoquer un état de guerre ; ils
n’ont ainsi aucun intérêt réel à l’entrainer délibérément. Il
faudra que les atteintes au droit naturel soient très graves pour
que les hommes opposent leur droit de résistance.